lundi, mars 20, 2006

Bangkok - Siem Reap - Battambang - Phnom Penh - Sihanoukville - Phnom Penh - Bangkok

Sua s'dei !

Le voyage au Cambodge est avant tout un moment privilégié avec Douglas, le frère de Chris, qui nous fait le plaisir de nous retrouver pour deux semaines de folaïe. Le séjour commence sur des chapeaux de roue: en guise de cadeau de Noël, Douglas nous offre deux nuits au Marriott de Bangkok. Oufti! Nous voici donc avec nos grosses bottines et nos sacs à dos dans ce superbe univers feutré, où les soieries drapent les murs, où les plantes exotiques encadrent une piscine de rêve et où de gros éléphants en terre cuite trônent au beau milieu de halls spacieux. Difficile de se fondre dans le paysage (sauf quand nous nous cachons dans les branches de palmier…), mais peu importe: nous en profitons plus que jamais! D’ailleurs, pour Douglas, un massage Thaï s’impose après ses quarante heures d’avion successives. Nous sommes vraiment heureux de le revoir, ce sacré Doudou. Les retrouvailles n'en finissent plus : effusions, claques viriles dans le dos, compliments d'un barbu à un autre, fous-rires, batailles d'oreillers et papotes jusqu'à quatre heures du matin.

Bientôt, l'appel du Cambodge se fait sentir et nous prenons la route vers Siem Reap, afin d'explorer les temples khmers d'Angkor Wat. Notre périple nous emmène ensuite jusqu'à Phnom Penh, la capitale, en passant par les villages flottants du lac Tonlé Sap et par les vestiges coloniaux de Battambang. Enfin, Sihanoukville et ses plages de sable fin constituent la dernière étape de notre périple cambodgien, avant de rejoindre Bangkok via Phnom Penh.

Angkor, on en veut encore!
Trois jours de découverte, trois jours de levers avant l'aube et de retours après le crépuscule, afin de ne perdre ni une seconde ni un éclat de la magie d'Angkor. Certes, se réveiller chaque matin avant cinq heures requiert un zeste de masochisme (« j'ai beau être matinal, j'ai mal! »), mais le spectacle grandiose du soleil se levant sur le Wat des wats dépasse toutes nos espérances. Nous ne nous lassons pas de le regarder émerger progressivement derrière cette masse sombre et dentelée, alors que les nénuphars fuschias se colorent et s'ouvrent peu à peu.
Comment résumer une visite des temples d'Angkor? Les impressions sont multiples. Nous ne pouvons qu'être frappés par la taille des temples et des blocs de pierre qui les constituent, ainsi que par une architecture qui évoque la stabilité et la puissance d'une civilisation. Les plans en enceintes carrées, se répétant en étages au fur et à mesure que le temple pyramidal s'élève dans une géométrie simple et efficace, contrastent avec les tours qui les surplombent, leurs courbes, leurs bas-reliefs et leurs visages sculptés: toute une fantaisie, toute une souplesse, dans un foisonnement de détails. Et puis, toutes ces galeries, ces carrefours dans la fraîcheur et l'ombre des voûtes, à l'abri du soleil cuisant.
Il n'est pas toujours évident de comprendre la religion hindoue dans des temples désaffectés ou réinvestis par le Bouddhisme, qui se marie paisiblement avec les statues et les bas-reliefs plus anciens. En ces lieux, nous pressentons clairement la richesse de la civilisation khmère et la complexité de sa religion, sans pouvoir y accéder pleinement. Le charme n'en est que plus fort, tout comme le désir d'en savoir plus, afin de franchir la distance culturelle qui nous sépare de ces vénérables pierres. Nous nous laissons aller à la contemplation des visages énigmatiques du Bayon, qui laissent présager tout un monde intérieur ; nous nous plongeons sans retenue dans les mythes hindous relatés par les bas-reliefs d'Angkor Wat, fascinés tant par leurs histoires que par la beauté et par la finesse de leur réalisation. Entre autres, nous restons rêveurs face au « barattage de la mer de lait »... Un raccourci vers le temps des légendes et des dieux mais aussi les batailles épiques entre les Khmers et leurs rivaux, les Chams, sur les rivières remplies de crocos, poissons et tortues. Les belles Apsaras (nymphes célestes) dansantes ne laissent pas non plus de marbre nos deux aventuriers, envoûtés par leurs grâces. Enfin, des temples comme Ta Prohm ou, plus encore, Beng Meala, stimulent l'imagination : nous sommes transportés aux côtés de l'Indiana Jones de notre enfance, à la recherche des temples perdus, enfouis sous la végétation.

Dessine-moi un Bouddha!
Depuis notre arrivée à Sihanoukville, petite ville bordée de plages de sable fin dans le sud du Cambodge, nous ralentissons le rythme de nos pérégrinations pour mettre à exécution notre plan « dolce vita ». Voté à l'unanimité, celui-ci ravit toute la troupe. Une fois Douglas et Chris partis pour s'ébrouer dans les vagues, Marianne s'installe tranquillement sur la plage pour prendre des notes à son aise... Peut-être parce qu'elle est la seule femme blanche habillée décemment sur toute la plage, elle attire la sympathie des locaux, qui n'hésitent pas à venir lire son carnet par-dessus son épaule, à tailler une bavette ou à jouer à oxo dans le sable, pour les plus petits. Un jeune moine, entre autres, s'assied à côté d'elle pour discuter quelques temps. De ce fait, Chris et Doug perdent le public privilégié de leurs acrobaties aquatiques... Pour récupérer son attention, il leur faut donc frapper un grand coup! Du coin de l’œil, Marianne aperçoit alors deux maillots virevoltant à tous vents au-dessus de leurs têtes! Shocking! Les deux frères se félicitent du choix du stratagème, hautement efficace...
Le lendemain, Marianne a complètement oublié que c'est son anniversaire: Chris et Doug le lui rappellent sans tarder, dans un duo Pavarotti-Domingo des plus flamboyants. S'en suit un petit déj' de fantasme: muesli aux fruits (mangues, bananes et fruits de dragons), crêpes au chocolat et vrai bon café... Rhâââ... Nous passons la journée sur une plage déserte dans un parc national tout proche, histoire d'enfin pouvoir couler Marianne, de profiter du décor idyllique, de ramasser des coquillages, de défendre un château contre la marée et de dessiner des Bouddhas dans le sable. Le soir, à la tombée du jour, nous grimpons en haut de la plus haute colline des environs, afin de profiter du coucher de soleil sur la mer et les îles du large. Quatre gamins d'une dizaine d'année nous rejoignent alors par curiosité et nous leur apprenons quelques chansons qui les font littéralement s'écrouler de rire..."Aline", avec les bruitages, remporte un franc succès! Enfin, nous passons la soirée au "Bayon", un bar sur la plage. Les pieds au bord de l'eau, à boire des cocktails et manger des fruits de mer, nous nous laissons bercer par le ressac. Such a perfect day.

Brèves :

Un train d’enfer
Le voyage en train de Bangkok vers la frontière cambodgienne nous plonge rapidement dans l’ambiance chaude et humide de certains coins de l’Asie du Sud-Est : le wagon est plein à craquer, au point qu’il est impossible de se frayer un passage vers les toilettes, à moins de littéralement escalader les gens qui se tiennent debout dans l’allée centrale. Et pour ce qui est des places réservées aux moines, elles ne sont pas restées libres très longtemps !

Mauvaises mines
Nous n'avons pas dû chercher loin pour trouver des traces de la récente histoire du Cambodge, elles sont partout: les temples minés, les panneaux affichant une tête de mort grimaçante en guise d'avertissement, les démineurs travaillant d'arrache-pied dans les champs le long des routes, ou les innombrables mutilés qui arpentent les rues de Siem Reap et de Phnom Penh. Tout ici témoigne d'une blessure toujours vive et d'un désastre qui touche encore trois personnes par jour, presque trente ans plus tard.

La mémoire des visages
A Phnom Penh, nous visitons la prison S21 de Tuol Sleng, où les Khmers Rouges détenaient et torturaient les opposants à leur régime de terreur, avant de procéder à leur extermination en masse dans les Killing Fields.
L'arrivée à Tuol Sleng est déroutante: nous attendions des baraquements, des barbelés, et nous entrons dans une ancienne école, avec sa paisible cour de récréation, presque conviviale... au premier abord. Car bientôt, des centaines de portraits photographiques de détenus témoignent, forment une mémoire, qui nous interpelle sans discontinuer. La visite est éprouvante. Que dire? Un tel spectacle, une telle horreur, un tel manque d'humanité impose un silence pesant. Les conversations qui s'en suivent ne peuvent être que théoriques et cérébrales, tentant de maîtriser, de circonscrire l'angoisse, la déception et l'infinie tristesse ressenties face à l'incompréhensible génocide Cambodgien.
Aux Killing Fields, telle une bouffée d'espoir, des myriades de papillons volètent au-dessus des fosses communes, comme autant d'âmes réincarnées.

Les insectes sont nos amis...
Douglas nous fait rire aux larmes à maintes reprises, lorsqu'il se retrouve confronté aux conditions de voyage quelque peu rudimentaires dans lesquelles nous baignons maintenant depuis six mois. Nous passerons sous silence l'épisode de son apprivoisement douloureux des toilettes locales, pour vous raconter deux courtes « bug stories ».

Un midi, dans les environs d’Angkor, alors que Chris et Douglas se dirigent vers les toilettes d’un petit bouiboui où nous venons de déjeuner, Chris raconte avec moult détails comment il a fait face aux « atroooces » araignées locales dans une région du sud de la Chine. Ils sont alors interpellés par la tenancière du resto, qui leur demande leur nationalité. En plein milieu de la discussion, tout d’un coup, Douglas pousse un hurlement d’effroi digne d’un phacochère auquel on arrache les dents (si si…) et fait un bond de deux mètres en arrière. Dans le même mouvement, il envoie voler les lunettes de Chris, qui, surpris par le cri d’horreur et sous le choc de son geste violent, a la frayeur de sa vie. A son tour, il produit un son indescriptible qui s’étrangle dans sa gorge serrée. La jeune femme, ahurie, fixe du regard les deux grands dadets, se disant sûrement que, « après mure réflexion, les étrangers sont vraiment très très bizarres ». Chris, à peine remis de ses émotions et après avoir ramassé ses lunettes, s’adresse à son frère pour lui demander ce qui a bien pu lui prendre. Douglas, tétanisé, lève les yeux au ciel et lui montre du doigt une vaste toile d’araignée qui pend au-dessus de leurs têtes. En son milieu, confortement installée aux premières loges, une « giiiiiigantesque » araignée noire et jaune ricane de tout son abdomen, les huit fers en l’air. ;-)

Un autre jour, arrivés à Battambang, nous nous affalons sur nos lits respectifs après une longue journée de trajet. Tout à coup, Douglas sursaute et se lève en hurlant: “mais c'est dégueulasse ici!! T'as vu ces bestioles??!!”. Il pointe du doigt quelques petits mille-pattes rouges, au demeurant fort sympathiques, qui déambulent entre ses draps. De plus près, nous constatons que son lit en est effectivement plein. Douglas, révulsé, refuse catégoriquement son karma, en répétant qu'il n'a jamais vu un endroit aussi insalubre, pendant que nous nous tordons de rire sur nos lits respectifs. C'est alors que, le nez dans nos oreillers, nous constatons que nos propres literies sont elles aussi habitées! Il est temps d'appliquer cette bonne vieille technique du sac de couchage remonté jusqu'au menton et de se rappeler que, tous comptes faits, c'est bien mieux que les rats... Sweet dreams!

Angkor What?
Nous passons le cap de la nouvelle année à Siem Reap. Ce soir là, nous rejoignons le centre où tout le monde se réjouit: l'effervescence est presque palpable. Nous commençons par nous régaler dans un bon resto, dont les murs peints en rouge sont décorés de voluptueuses Apsaras de bois. Douglas jure alors qu'il ne quittera jamais Siem Reap sans son Apsara. Pour patienter en attendant minuit, nous entrons dans un bar, l' « Angkor What? », où l'on passe de la bonne musique. L'ambiance monte et partout les gens dansent dans les cafés, sur les trottoirs, sur les balcons, c'est excellent! Sur le coup de minuit, tous sortent dans la rue, une foule dense et joyeuse se congratule, trépigne, surexcitée, et entonne le « New Year's Day » de U2, à en faire frissonner plus d'un. Autrement dit, avec un peu de retard: Bonne Année 2006 à tous!!!

Nous voyons arriver la fin de notre voyage cambodgien avec un pincement au cœur, car elle signifie le départ de Douglas. Notre trio d'enfer doit se séparer, mais ce n'est qu'un au-revoir!
Après un court séjour à Bangkok, nous quittons l'Asie et, avant de rentrer au plat pays, nous faisons un saut en Nouvelle-Zélande, histoire de nous réacclimater peu à peu à l'Occident!

See you soon,

Marianne et Chris

dimanche, mars 12, 2006

Tchop tchop tchop pour les Katangs!

Chers amis,

La plupart d’entre vous auront remarqué que nous sommes de retour en Belgique. La joie de retrouver nos familles et amis nous a submergés ces deux dernières semaines, mais il est maintenant temps de poursuivre notre récit du voyage et de le terminer. À commencer par l’une des expériences les plus marquantes de notre périple: le trek au pays des Katangs. Que les fans de brèves nous pardonnent, mais nous désirons partager cette expérience dans toute sa richesse.

À Savannakhet, au sud de Vientiane, nous entreprenons d’aller à la rencontre des Katangs, un peuple animiste vivant dans le parc national de Dong Phu Vien, à l’Est, non loin de la frontière vietnamienne. Le trek, projet d’écotourisme local lancé il y a de cela deux ans, manque aujourd’hui de fonds pour être maintenu a un prix décent pour des backpackers. Peu importe, nous persistons et embauchons deux jeunes professeurs d’anglais locaux, Thip et Moonhang, qui proposent leurs services de guides pour arrondir les fins de mois. Le courant passe tout de suite entre nous.
Les quatre heures de trajet pour nous rendre au point de départ sont épiques: serres les uns contre les autres dans un sawngthaew (pick-up amélioré avec des banquettes), nous voici exposés aux grands vents de la route, qui fouettent notre frêle équipage. Dès que nous nous arrêtons dans un village pour laisser monter ou descendre l'un ou l'autre passager, nous sommes assaillis de toutes parts par diverses brochettes, soit de poulets rôtis – parmi lesquels nous reconnaissons quelques rats écartelés–, soit d'oeufs crus semi coulants, et autres snacks alléchants, tels que de gros concombres pustuleux, pour ceux qui auraient un petit creux en route.
Une étape dans un marché nous permet de faire quelques emplettes avant le trek. Les habitants de ce village ne doivent pas souvent voir des étrangers, car notre présence suscite à la fois curiosité, crainte et enthousiasme. Thip et Moonhang nous font goûter les spécialités locales que nous emporterons avec nous pour ces trois jours: beignets de bananes frites, salade (hot!) de papaye, très prisée au Laos, soupe de pousses de bambous, légumes sautés a l'ail, poulet grille, poulet concassé en salade, salade de "plantes de la forêt" (ici, ne pas se poser trop de questions), banane et, bien sur, l'incontournable riz collant, notre ami le "Sticky Rice"!

Pour atteindre la forêt, il nous faut prendre un autre pick-up, qui soulève des nuages de poussière rouge. Tout à coup, un arbre énorme barre la large piste de tout son long. Il est tombé il y a peu, semble-t-il. Nous tentons de dégager un passage sur le bas-côté, couvert de lourdes lianes inextricablement emmêlées. Notre ardeur se voit quelque peu refroidie à l’idée de la faune grouillante, rampante et hostile qu’elles abritent très probablement. Après une (longue!) quinzaine de minutes de travaux infructueux, le chauffeur décide de tenter le tout pour le tout et nous assistons sans réelle surprise à son empêtrement complet dans les lianes. Néanmoins, notre karma semble être favorable ce jour-là, puisque, assez vite, deux autres véhicules arrivent, bondés de locaux armés de machettes étonnamment tranchantes. Le véhicule est alors dégagé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Nous les remercions en joignant les mains à plusieurs reprises.

Enfin, arrivés au point de départ du sentier qui doit nous mener au village de Ouan Si Keo ce soir, nous rencontrons notre guide local et de son pater. Katangs, ils sont respectivement père et grand-père d’une famille florissante. Le plus jeune connaît le lao, ce qui, par l’intermédiaire de Thip et Moonhang, nous permet de communiquer avec lui et, ensuite, avec les autres Katangs de son village. Les présentations étant faites, il s'agit de déjeuner avant de démarrer la randonnée proprement dite: nous étalons des branchages de larges feuilles vertes sur le sentier pour y répartir nos achats du matin dans de petits sachets en plastique retroussé. Nous nous asseyons tous par terre, autour de cette table improvisée, quand Thip nous propose de nous laver les mains... eh oui, ici on mange avec les doigts... c'est tout un art: il faut faire une petite boulette de sticky rice et la tremper dans les différentes soupes et salades offertes. Contrairement à chez nous, plonger directement les doigts dans les plats est hautement recommandé! C'est l'occasion de se rendre compte que le sticky rice fait les sticky fingers... Enjoy your meal!
Le contact avec nos guides Katangs s’établit très facilement: ils sont curieux, nous posent des tas de questions (sommes-nous mariés, avons-nous des enfants, quel âge avons-nous?) et nous ne nous privons pas non plus pour leur en poser. Chris nous offre même un moment d'anthologie, lorsque, d’un air très professionnel, il demande au guide: "and, What's your job?". Thip est morte de rire, face a cette expression toute moderne, mais elle traduit. La culture du riz (une récolte par an) constitue son occupation principale, mais le reste du temps, il "cherche de la nourriture pour sa famille", c'est-à-dire qu'il pêche et qu'il cueille fruits et herbes dans la forêt. Un « pêcheur cueilleur », en quelque sorte. Les Katangs ne chassent pas, bien que la forêt soit peuplée de "vaches sauvages", de sangliers, de singes et d'ours à collier. Autrefois, se rappelle le grand-père, il y avait même des tigres et des crocodiles.
Nous aimons écouter ce grand-père, si petit et frêle, presque comme un enfant, auquel il nous fait irrésistiblement penser, avec son short de scout, ses courtes jambes, minces comme des allumettes, sa casquette de Gavroche et son éternel sourire de gamin, mi-amusé, mi-émerveillé. Une seule chose trahit son âge: une petite pipe tordue à la Popeye, bourrée de tabac et vissée à ses lèvres minces.

Nous voilà partis, le long d'un sentier de sable blanc qui se perd dans une végétation luxuriante. Vu la proximité de la piste Ho Chi Min, par laquelle les Viets Congs amenaient armes et provisions au sud du Vietnam, Chris demande, par sécurité, s'il y a des UXO (Unexploded Ordonances – bombes inexplosées) dans les parages. – Il faut savoir que le Laos fut l’un des pays les plus bombardés au cours de la guerre du Vietnam, bien que cet aspect de l’Histoire fut longuement occulté. En effet, à l’époque, les Viets Congs niaient tout existence de la piste Ho Chi Min en territoire lao (neutre), alors que les Etats-Unis démentaient tout bombardement de la région. Ce faisant, les deux parties violaient les accords de Genève sans scrupule –. À ce moment-là, le guide se retourne et pointe du doigt trois piquets d'une vingtaine de centimètres fichés dans le sol d’une clairière. Sur l'un d'eux, quelqu'un a noué un ruban turquoise. Effectivement, à quelques mètres de nous, à peine signalée par ces maigres bâtonnets: une bombe. Autour d'elle, ce que nous avions d'abord pris pour une clairière s'avère être une étendue ravagée trente ans plus tôt par les bombardements, le napalm et les pesticides. Aujourd’hui restent une roche noire, comme calcinée, quelques herbes maigrichonnes, bref, une forêt décimée. Le guide ajoute que ces espaces morts sont nombreux dans les environs, car il s’agit des anciens emplacements de campements militaires Viet Cong, cibles privilégiées pour les bombardements américains. Plus loin, voyant que nous sommes intéressés par le sujet, le guide nous emmène un peu à l’écart du chemin pour nous montrer un drôle de champignon, pas plus gros qu'un citron, tout gris avec des taches noires. Cette fois-ci, nous distinguons clairement la bombe, à peine ensevelie. Elle n'a pas explosé, mais pourrait encore le faire: il suffirait d'une forte lumière, un grand soleil et d'un "effet loupe". Gosh. Un peu plus loin un cratère témoigne silencieusement d'une explosion qui, elle, n'a pas attendu. Nous rejoignons la piste sur la pointe des pieds, frissonnants, conscient du danger pour les habitants de ces forêts. Il y a, parait-il, encore aujourd’hui, beaucoup d'accidents dans ces villages.

-Après quelques heures de marche, la présence de rizières annonce que nous approchons du village. Au-delà d'un petit troupeau de vaches blondes, se dressent de belles et solides maisons de bois sur pilotis. Quand nous pénétrons dans le village, sur la piste de latérite, c'est d'abord l'étonnement général, puis les éclats de rires, si beaux, lorsque nous saluons en Katang: " Banjoaan!". Bientôt, tous les villageois accourent pour nous voir. Ils se postent le long de notre chemin, nous échangeons sourires et regards émerveillés. Mémorable... Le chef du village vient nous souhaiter la bienvenue et nous sommes introduits dans une maison où il fait déjà très sombre: c'est que le soir tombe et ils n'ont ni électricité, ni bougies. Chaussures enlevées, assis en tailleur sur des nattes, nous distinguons avec peine une grande pièce, avec trois petits compartiments le long de l'un des murs, ainsi que deux fenêtres et une passerelle qui donne sur le pilotis d'à-côté, qui sert de cuisine.

Avant le dîner, nous nous débarbouillons au puits, aménagé grâce à l'aide d'une ONG canadienne. De retour a la maison, pendant que Thip prépare le repas avec les autres femmes de la maison, Moonhang nous apprend que l'un des murs est sacré: diriger ses pieds dans sa direction serait un véritable manque de respect et nous devons y être attentifs. Pour ce peuple animiste, l'esprit de la maison est particulièrement important et il ne faut en aucun cas l'offenser. L'une des petites chambres lui est d'ailleurs consacrée: c'est la chambre sacrée. Seuls les membres de la famille peuvent y pénétrer et même la belle-fille, qui habite généralement avec son époux chez les parents de celui-ci, ne peut jamais s'y aventurer, sous peine de fâcher l'esprit de la maison. En revanche, elle dispose d'une chambre pour elle toute seule, où elle peut rencontrer son époux avec un peu plus d'intimité.
Au cours de la discussion, les hommes du village se sont rassemblés dans la pièce. Nous discutons de leurs activités, somme toute très proches de celles des Bulangs: leur vie est dominée par la culture du riz, en dehors de quoi, les femmes puisent l'eau, font la cuisine et tissent, tandis que les hommes vont dans la forêt pour trouver de la nourriture et des plantes médicinales. Nous demandons au chef « comment devient-on le chef du village » et celui-ci nous explique que c'est un choix des villageois: il est reconnu comme étant le plus compétant pour assurer la prospérité du village, pour relever ses défis économiques et pour procurer de bons conseils de santé ou de "longue vie". Si jamais il fait mal son boulot, les villageois choisissent un autre chef...
Le repas arrive. C'est le seul moment où nous verrons les femmes: elles apportent une série de petits bols fumants, qu'elles déposent en enfilade sur le sol. Nous tentons d'en distinguer les contenus, mais peines perdues: il fait trop sombre avec, pour seul éclairage, un bambou farci de résidus enduits d'huile artisanale. Heureusement, Thip nous vient en aide et désigne le contenu de chaque bol: de la soupe aux os de poulet, du poulet haché, des concombres, des racines aux formes étranges, des légumes sautés et... des vers à soie bouillis (que Marianne a d'abord pris pour des noix – ce qui aurait d’ailleurs facilité la mise en bouche!)... Le tout accompagné de sauce chili et de sticky rice. Tout le monde plonge allègrement les doigts dans les différents plats et nous sommes vivement invités à goûter les vers à soie, une délicatesse locale... qui s'avère d'abord croquante, puis juteuse-gluante et acide comme du citron. Pas terrible... En revanche, les racines ont un sympathique petit goût de marron!
Une foule incroyable s'est attablée autour de ce repas: les quatorze personnes qui vivent dans cette maison, plus tous ceux qui observent nos moindres faits et gestes depuis le fond de la pièce ou le seuil de la porte. Nous distinguons à peine leurs visages... Intimidant.

Après le dîner, les conversations se poursuivent, jusqu'à ce que l'on annonce la cérémonie du Baasii, pratiquée par les Katangs lors de chaque moment important, comme un mariage, un décès, un départ en voyage ou la venue d'étrangers, car les notions d'hôte et d'accueil sont très importantes pour ce peuple. Quelqu'un apporte un plateau, sur lequel reposent une assiette de riz non cuit, une assiette avec un poulet entier bouilli, ainsi qu’un pot en osier contenant des fils de coton. Une bouteille de lao-lao, le baiju (tord-boyaux) local, accompagne le tout. La cérémonie peut commencer.
Tous les hommes autour de nous saisissent le plateau et nous invitent à faire de même, pendant que le plus vieil homme du village le soulève par trois fois en psalmodiant des formules protectrices de bonne chance et de longue vie. Ensuite, chacun à notre tour (Marianne, Chris, Thip et Moonhang, c’est-à-dire les étrangers), nous devons d’une main soutenir l'assiette offerte à bras tendus par les Katangs, accompagnée d’un gobelet de lao-lao. Entretemps, le vieil homme nous noue quelques fils de coton autour du poignet, en chantonnant des paroles sacrées, invitant le mal à nous quitter et le bien à venir en nous (presque un exorcisme! Assez impressionnant...). Il faut alors vider le gobelet de lao-lao d'un coup sec, avant que les membres de l'assemblée ne reprennent le même mouvement et ne nous nouent d'autres fils de cotons autour des poignets en appelant sur nous la protection des esprits de la forêt, afin que nous ayons un bon voyage. Pendant ce temps, le gobelet circule. Enfin, l'ancêtre nous demande de tendre les mains et les asperge de gouttes de lao-lao, toujours accompagnées de formules de son cru. Le poulet et le riz sont aspergés à leur tour: c'est le moment de désosser le poulet et de partager les morceaux tous ensemble. Dans les ossements, l'un d'eux lit que notre voyage se poursuivra sans encombre et que nous rentrerons sains et saufs. Quel soulagement! Avec ces bracelets, nous disent-ils, nous serons protégés par les esprits et pourrons toujours compter sur les Katangs, où que nous soyons.

Deux instruments de musique font alors leur apparition: l'un à deux cordes, l'autre comme une longue flûte de Pan. Le chanteur attitré du village, une sorte de barde, commence alors à frapper dans les mains et à chanter. Peu à peu, nous réalisons – grâce au chef qui traduit en lao –, qu'il est en train d'improviser son chant. Il relate notre arrivée et le plaisir que nous avons à être ensemble. Ils nous offrent la chanson en signe d'amitié et, sur leur demande, nous chantons à notre tour le Cantique des patrouilles, pour chanter la beauté de la terre et l'hospitalité des Katangs... Quelle soirée mémorable.

Il est temps d’aller dormir et, comme la coutume katang le veut pour les étrangers, nous nous séparons. Marianne suit Thip en direction de la maison d’à côté et Chris s’installe sous la moustiquaire près de Moonhang.

Le lendemain matin, plus que le piaillement des poussins, c'est le martèlement sourd du pilon sur le riz qui nous réveille en sursaut vers 4 heures: un rapide coup d'oeil dehors nous confirme que la vie quotidienne du village bat déjà son plein alors qu’il fait encore sombre!
Profitant de la fraîcheur matinale, nous partons pour la forêt sacrée, guidés par l'un des habitants du village, afin de surprendre quelques langurs (grands singes élancés, aux longs bras) au moment de leur collation matinale.

Au fur et à mesure que nous nous éloignons du village et que nous pénétrons dans la forêt, celle-ci se fait plus dense. Bientôt, le maigre sentier disparaît et nous devons nous frayer un chemin entre les arbres, les lianes, les ronces et les buissons, formant un sous-bois qui ne mérite déjà plus ce nom tant, du sol aux cimes, ce n'est qu'un enchevêtrement continu de végétation.
En cours de route, notre guide, qui progresse d'un pas léger (contrairement à nous, qui nous nous empêtrons à chaque enjambée!), en petites sandales, s'arrête à plusieurs reprises aux pieds d’arbres gigantesques (dits « diptérocarpes », pour les inités) , dont les singes semblent apprécier les fruits. Malheureusement, depuis la veille, un vent violent souffle sur le village et la forêt, secouant les hautes cimes sans ménagement et, avec elles, toute leur population. Peu a peu, nos espoirs s'amenuisent: il semble que les singes ne daignent pas se montrer aujourd'hui, préférant se protéger du vent.
Soudain, le guide s'arrête net et recule. Nous le rejoignons rapidement, poussés par l'inquiétude et la curiosité, pour apercevoir, lové dans des branchages à hauteur de mollet, un serpent tout mince, vert comme de l'herbe tendre. Il ne semble pas s'émouvoir de notre présence. Peut-être est-il encore tout engourdi par la fraîcheur de la nuit. Nous apercevons distinctement sa petite tête triangulaire aux mâchoires proéminentes et demandons au guide s'il est dangereux. La réponse est sans équivoque: "OK. Dangerous". Gulp. Le sang de Marianne se glace instantanément. Plus tard, le chef du village nous expliquera que la victime du "tree snake" ne meurt pas, mais que le membre mordu gonfle terriblement et que tout le corps tombe atrocement malade, comme paralysé. Entre-temps, le guide s'est muni d'un petit bâton pour déloger ce reptile qui entrave le passage. Lentement, celui-ci s'ébranle enfin, pour se fondre dans la végétation. Nous réalisons crûment notre vulnérabilité dans un tel environnement.... et repartons, scrutant plus que jamais le moindre branchage. Plutôt stressant, comme ballade matinale (sans compter les UXO!).
Enfin, nos efforts sont récompensés: la cime des arbres s'agite, quelques feuilles pleuvent et un grand singe noir, gris et rouge se jette d'une branche à l'autre. Il s’agit d’un douc langur, une espère rare! Cette vision furtive nous redonne espoir et nous nous rapprochons de ces arbres pour observer ces superbes animaux d'un peu plus près. Nous entendons les feuillages bruisser, voyons les branches ployer sous leur poids, mais ils refusent de se montrer et nous ne pouvons que deviner leur présence. Soudain, un singe plus petit fait son apparition: il arbore un pelage blanc et argenté, ainsi que de petites oreilles touffues. Cette fois, nous admirons un langur argenté... Il nous offre le loisir de l'observer quelques instants, avant de s'élancer à nouveau dans les feuillages, de ses longs membres agiles.

En quittant le coeur de la forêt, nous passons par un endroit plus dégagé, où il est à nouveau possible de circuler plus librement entre les arbres. C'est alors que le guide nous montre des poteaux de bois sculptés, plantés a la verticale dans le sol. Ces sortes de totems, hauts comme un homme, marquent l'emplacement d'un cimetière un peu particulier.
En fait, nous explique le guide, les Katangs n'enterrent pas leurs défunts à cet endroit, mais dans la forêt sacrée, à deux pas de là. Peut-être tous les vingt ou trente ans, lorsqu'une famille a vécu plusieurs décès, elle décide d’honorer ses morts. À cette occasion, le beau-fils de la famille - et lui seul - sculpte un totem, ainsi qu’un beau coffre en bois. Toute la famille célèbre alors les défunts en sacrifiant un buffle et tout le village est convié pour un grand festin, ou le lao-lao coule à flots. Ensuite, ils prélèvent un peu de terre à chaque endroit un où un corps fut inhumé au cours des années précédentes. Les différents petits paquets de terre sont rassemblés dans un linge de coton blanc et déposés dans le coffre fraîchement sculpté. Enfin, le coffre est enterré à la lisière de la forêt sacrée et la famille plante un totem pour signaler son emplacement et son appartenance au village Katang. Les inscriptions qui y sont gravées mentionnent la famille et le moment de la célébration. Dans vingt ou trente ans, une nouvelle offrande aura lieu...

De retour au village, nous faisons un dernier petit tour pour dire au revoir à tout le monde, avant de reprendre la route – accompagnés de deux nouveaux guides Katangs. Chacun vaque à ses activités depuis plusieurs heures, déjà. Une femme tamise son riz, en le faisant sauter dans un grand plateau en osier, une autre tisse un sarong sur un grand métier en bois sculpté. Ailleurs, une autre encore file la soie d'une série de vers arrivés à maturité et bouillis dans une grande marmite. Certains sont blancs, d'autres jaunes et cette dernière couleur prédomine dans les fils. Les outils sont rudimentaires, mais le résultat remarquable.
Dans une maison, un tout jeune enfant est tombé sérieusement malade. Il est allongé par terre, enroulé dans une couverture. Il doit avoir à peine un an. Sa famille et le chamane se sont réunis autour de lui pour parler aux esprits et tenter de savoir lequel d'entre eux "a fait ça", avant de le prier de sauver l'enfant. Les Katangs n'utilisent pratiquement aucune médecine médicamenteuse: toute guérison passe par l’administration de quelques herbes et par un dialogue avec les esprits, sous forme de chant lancinant. Nous croisons les doigts pour l'enfant... le coeur serré. Le taux de mortalité infantile est plutôt élevé dans la région.
En quittant le village, nous croisons une belle école primaire, construite en dur grâce à des fonds étrangers, où les enfants s'appliquent sur leurs ardoises, avant de lever le nez et d'ouvrir des yeux incrédules au passage des "falangs" (les étrangers blancs) que nous sommes.

Au cours de cette seconde journée de rando, il nous faut traverser plusieurs rivières à gué. Avec nos grosses bottines et nos longs lacets, nous ralentissons la petite troupe aux sandales légères, qui nous regarde d'un air amusé faire “les Anglais à la plage”, chaussures à la main et pantalons retroussés sur nos beaux mollets blancs!

En chemin, le guide nous révèle quelques secrets et bienfaits de la forêt pour les Katangs. Ainsi, telle plante aide à cautériser une plaie ouverte et telle autre doit être bue en infusion par la jeune accouchée. Certaines plantes apaisent la nausée, alors que ce petit fruit vert, rond et translucide recèle, sous sa peau, une glu très efficace pour attraper les insectes (eh oui, nous n’avons pas inventé les colle-mouches!). En cas de soif, le voyageur peut même trancher une liane qui contient une eau douce et pure (pas mauvaise, d'ailleurs). Enfin, les Katangs creusent un trou à même le tronc des diptérocarpes, pour en extraire de l'huile, à l'aide d'un feu maîtrisé. Enduite sur un bâton ou fourrée dans un bambou, cette huile brûle longtemps créant ainsi une torche bien utile (comme nous avons pu le constater la veille) pour ce peuple qui ne dispose pas de l'électricité.

Nous arrivons près d'une grotte où, explique notre guide, repose le corps d'un géant haut comme huit hommes! Le cercueil est inaccessible et nous devons le croire sur parole, avant de nous éloigner sur la point des pieds, au cas où le monstre ne serait qu'endormi...

Nous profitons de la pause de midi, du riz collant plein les doigts, pour papoter avec nos guides et leur demander comment se déroulent les mariages Katangs. En fait, les jeunes Katangs peuvent se marier dès l'âge de dix ans, âge approximatif, puisqu'ils ne fêtent pas les anniversaires. L'un des guides, par exemple, est incapable de dire son âge. Le jeune homme et sa famille doivent offrir une somme d'argent, aux parents de la jeune fille, au cours d'une cérémonie de Baasii. À cette occasion, ils revêtent les "costumes" ancestraux, qui se résument à de magnifiques décorations pectorales sur un corps relativement nu, pour l'homme, ainsi qu’à un beau sarong de soie, pour la femme. Enfin, au terme de la célébration et du festin inévitable, le jeune homme emmène son épouse chez ses parents, où ils habiteront jusqu'à ce qu’il n'y ait plus de place dans la maison et qu'il leur faille déménager pour laisser la place aux nouveaux couples. Comme dans le cas de l’élection du chef, nous apprécions la relative démocratie qui permet aux époux de se choisir en toute liberté (relative, car, au vu du statut des femmes, on parlerait plus volontiers de “machocratie” que de démocratie).

L'après-midi, sur le bord du chemin, nous croisons à nouveau un énorme cratère, trace des bombardements ravageurs qui eurent lieu dans le coin. Plus loin, un petit obus en forme d’ogive, avec ses quatre petits ailerons, intact, gît entre les rochers. Rien que l'année passée, dans le village de Ngang où nous dormirons ce soir, trois personnes sont décédées à cause de ces engins de morts laissés à l'abandon. Quelle tristesse! Quelle honte!

Arrivés aux pieds d'un rocher étrange, ressemblant à un rhinocéros, le guide nous fait asseoir pour écouter cette légende katang :
Il y a de cela très longtemps, le pays était habité par des gens très grands, qui avaient dénormes pouvoirs. Les Katangs ne savent pas qui ils étaient, mais pensent qu'ils étaient comme des dieux. Un jour, ils organisèrent une grande célébration en l'honneur du mariage de la fille de l'un d'eux. Pour fêter dignement cet événement, le père de la mariée décida d'inviter aussi les animaux au banquet. Le serpent et le rhinocéros, sachant que l'on y servirait des graines de sésame (!) et parce qu'ils adoraient ça, se mirent en route sans plus tarder. Or, au cours de leur voyage, des chasseurs les abattirent en plein vol (eh oui, en ce temps mythique, les serpents et les rhinocéros volaient avec grâce et aisance!). Le rhino s'écrasa à cet endroit, où l'on peut encore le voir pétrifié aujourd'hui.

En fin de journée, nous arrivons au village de Ngang. Dans la lumière de la fin du jour, l'atmosphère tranquille de cet endroit nous apparaît dans toute sa beauté, toute sa douceur. Ici une jeune fille pilonne le riz, mais pas trop vite, là une femme berce un enfant. Plus loin, une autre se lave les cheveux, enroulée dans son sarong trempé. Des odeurs suaves de poulet à la broche nous apprennent que les préparatifs de repas vont bon train à l'intérieur des maisons sur pilotis. Des enfants jouent dans la poussière rouge. Un visage s'encadre dans une petite fenêtre pour nous regarder passer. Sourires. Lorsque nous saluons les femmes et les hommes d'un ton enjoué: "Banjoaan!", ils éclatent de rire, comme la veille, en simple manifestation de joie. Les enfants, eux, craintifs, se réfugient chez leurs mères, les visages enfouis dans leurs sarongs brodés.
Le chef du village, un homme d'une quarantaine d'années, vient à notre rencontre, les bras ouverts. Il sert nos mains dans les siennes pour nous saluer, avant de nous mener à la maison où nous passerons la soirée (et la nuit, en ce qui concerne les hommes). C'est l'habitation d'un célibataire endurci, qui semble y vivre avec sa mère et sa soeur, elle aussi non mariée. Cet homme jouit d'un certain confort (tout est relatif, bien sûr!), car, depuis un an, il profite de l'électricité grâce à un panneau solaire. Ici aussi, la maison se remplit vite des curieux accourus des quatre coins du village. Cette fois, les enfants sont à l'honneur. La moitié de la pièce est remplie de gamins de 3 à 12 ans, assis ou accroupis, dans les bras les uns des autres ou debout à l'arrière: tous nous observent de leurs grands yeux émerveillés. À nouveau, les femmes sont totalement absentes. Assis en cercle avec nous, voici le chef du village, le maître des lieux, Moonhang qui joue les interprètes et le plus vieil homme du village, jovial et volubile. D'autres hommes les entourent et quelques jeunes se tiennent dans l'encadrement de la porte. Après les présentations et les questions habituelles, nous nous tournons vers les enfants pour briser plus sûrement la glace: nous leur demandons d'approcher et leurs aînés les encouragent en riant; c'est le moment de leur chanter "dans ma maison un grand cerf", avec les gestes et tout et tout. Thip leur traduit même les paroles de la chanson et les voilà ravis! "Tchop tchop tchop!", s'exclament-ils, en guise d'applaudissements. Deux petites filles s'avancent alors pour nous chanter l'hymne du Laos, appris à l'école, ainsi que d'autres chansons rapportant l'importance de l'hygiène ou les difficultés rencontrées par le professeur pour atteindre le village et son opiniâtreté car: "l'éducation c'est important!". Nous renchérissons donc avec "Aaaa-ram-sam-sam" et tant d'autres... Jamais ce procédé n'a aussi bien marché: les enfants rient, en redemandent et les adultes ont l'air de s'amuser tout autant. Bientôt, la conversation s'engage vraiment et nous sommes ravis par leur curiosité (que nous leur rendons bien!). Ainsi, ils veulent savoir quel est le climat en Belgique, frissonnent à notre réponse, demandent ce que l'on y cultive, si on y trouve des buffles d’eau, comment y vit-on, comment se déroulent un mariage, un enterrement, comment nous nous répartissons l'éducation des enfants, les tâches de travail, combien d'enfants nous avons et pourquoi si peu... De notre côté, nous apprenons qu'ils ont une bonne dizaine d'enfants par couple, car ils n'utilisent pas de moyens de contraception: dans leur esprit, tout dépend de la santé de la femme. En revanche, tant les hommes que les femmes s’impliquent dans l'éducation des enfants, qu’ils emmènent "sur leur lieu de travail", c'est-à-dire aux champs, qu’ils cultivent avec les petits accrochés sur leurs dos. Quand ils grandissent, les enfants vont à l'école primaire du village, puis, les plus chanceux iront à l’école secondaire, dans une bourgade atteignable grâce à une nouvelle piste. Le chef du village, quant à lui, est réélu tous les deux ou trois ans et ce sans limite, tant qu'il reste un bon chef. Chris s'intéresse aux "challenges" d'une telle responsabilité et le chef lui répond qu'il s'agit principalement de maximiser le bien-être de la communauté par la gestion des investissements et les revenus du village. Par exemple, il collecte l'argent généré par la venue des étrangers et il utilise ces revenus pour acheter des porcs, des poulets ou des buffles pour les villageois.

Peu a peu, l'enfilade de petits bols fumants s'organise, comme la veille, et tous se rassemblent pour le repas. Il y a à nouveau un monde fou. Selon l'habitude, nous mangeons assis par terre, avec les doigts. Oeufs, riz collant, concombres. Tout un festin.

Après le repas, arrivent encore d'autres villageois, car la fête se prépare : le "barde" local s'assied au milieu du cercle et l'on sort les deux instruments de musique vus la veille. Le plus vieil homme du village s'assied aux côtés du chanteur. Il rayonne de joie et nous dit être si heureux de notre présence! Ce soir-là, nous vivons des moments précieux, où les chansons s'improvisent sur des airs anciens, où les rires fusent, où l'on frappe joyeusement dans les mains (après avoir demandé la permission à l'esprit de la maison, bien sûr), où les Katangs dansent lorsque nous chantons pour eux. Leur enthousiasme et leur amitié nous vont droit au coeur. Si nous ne nous comprenons pas, nos regards communiquent, nos sourires disent notre gratitude et nos éclats de rire clament haut le bonheur d'être là, tous ensemble. Nous ressentons là une communion exceptionnelle.
Avec les Katangs, nous atteignons un niveau de communication, d'échange, et de découverte mutuelle dont, jusqu'alors, nous n'avions que rêvé. Une expérience de paix, de rencontre, une expérience humaine réellement émouvante. À cet instant, nous réalisons que nous avons trouvé ce que nous cherchions dans ce voyage : la possibilité d'établir un lien intense avec des gens si différents, si lointains de nous et de notre mode de vie.
Avant d’aller dormir, nous fredonnons la chanson improvisée sur un air katang au cours de la soirée:

Au-au Pays des Ka-ta-ang,
Chris et Marianne sont arrivééés...

Au-au Pays des Ka-ta-ang,
Chris et Marianne sont accueuilliiis...
Avec humour et modestiiie,

Au-au Pays des Ka-ta-ang,
Chris et Marianne se sentent chez eux...
Et pour qu'ils restent il faudrait peu...

Le lendemain, nous nous réveillons avec les poules, bien sûr : c'est l'occasion de se balader une dernière fois dans le village avant de reprendre la route.
Dans la maison de notre hôte, la grand-mère relève l'étamine blanche qui recouvre le grand plat rond en osier où grouillent des centaines de gros vers à soie : il est temps de les nourrir. Comme trois fois par jour, elle les recouvre de feuilles de mûrier récoltées dans la forêt. En deux mois à peine, ces voraces sont déjà devenus énormes.
Dehors, un homme construit un abris pour ses poulets. Un tout petit garçon, qui a peut-être quatre ans, mâchonne du riz, qu'il recrache ensuite sur une planche en bois, afin de nourrir deux chiots qui se jettent goulûment sur cette pâte prémâchée. Attendrissant. Plus loin, une vieille carcasse d'obus, coupée en deux, fait maintenant office de bac à fleurs.
Avant de partir, nous sommes invités dans la maison du chanteur public: il a un nouveau tracteur (sorte de petit moteur sur deux roues) qui doit être fêté et protégé par un Baasii. Il est six heures du matin et les hommes du village sont déjà là-haut, où l'on apporte le riz, le poulet bouilli, les fils de coton et quantité de lao-lao dans de vieilles bouteilles de Pepsi. On se salue, on se prend les mains, on se rappelle la soirée de la veille, à grandes tapes dans le dos! Avant que la cérémonie proprement dite ne commence, Moonhang nous annonce que, cette nuit, le chanteur est devenu papa pour la sixième fois. Nous le félicitons - bien qu'il ne semble pas plus ému que cela – et allons voir le bébé, couché dans le piloti-cuisine, à côté de sa mère; soigneusement emmitouflé dans une couverture dont seul dépasse son petit minois, il fait des bulles. La mère, elle, est déjà assise auprès du feu, comme si de rien n'était. Dans cette maison, nous rencontrons aussi Yuko, une anthropologue Japonaise qui vit dans ce village depuis quatre mois. Grande et mince, elle ne se fond pas vraiment dans le décor, avec sa peau très blanche et ses douces manières, mais les Katangs semblent l’avoir adoptée. Elle nous confie qu’il n’est pas facile tous les jours de vivre dans de telles conditions d’hygiène et d’intimité. Yuko explique en outre que les femmes katang n'ont pas le droit d'accoucher dans les maisons. Le moment venu, elles sortent donc pour mettre au monde en pleine nature, le plus souvent en pleine forêt. Hier soir, Yuko a vu celle-ci s'éloigner du village pour trouver un endroit propice. Respect... Nous quittons bientôt l'accouchée en lui souhaitant bonne santé et longue vie pour son enfant, sa première fille.
Le Baasii pour le tracteur commence. Entre nous, nous sommes étonnés de ce que les Katangs fassent une célébration pour un nouveau tracteur et pas pour un nouveau-né. La rudesse des conditions de vie et le haut taux de mortalité expliquent-ils cela? Ou bien serait-ce lié à la totale nouveauté du tracteur pour ce village? Le Baasii est l'occasion de boire ce lao-lao ultra-fort et certains sont déjà fort embrumés. Ce tord-boyaux nous brûle l'estomac avant même le petit-déjeuner. La cérémonie ressemble à notre premier Baasii, dans les grandes lignes. À nouveau, ils nous impliquent et nous souhaitent longue vie, bon voyage, alors que le plus vieux d'entre eux demande aux esprits de nous protéger dans notre périple. Après la cérémonie, avec un autre vieil homme, ils essayent tous les deux nos lunettes, fascinés, excités comme des puces, lorsqu'ils découvrent qu'elles leur permettent de voir à nouveau comme au temps de leur jeunesse.
Le plus vieux nous a pris d'amitié... Avant, nous confie-t-il, il avait peur des falangs, qui venaient pour faire la guerre. Maintenant, ajoute-t-il, quand il nous voit, il n'a plus peur. Il nous dit à plusieurs reprises à quel point il est heureux que nous soyons là.
Un autre encore nous invite chez lui pour partager lao-lao et poulet bouilli... Bonjour la migraine! Mais nous ne regrettons pour rien au monde. La confiance et l'amitié de ces gens sont extraordinaires.
Il faut bien repartir... mais ce village et ses habitants nous ont offert bien plus que le gîte et le couvert. Un peu de nous restera là-bas.

Après une heure de marche environ, le guide - qui, cette fois, est le chef du village en personne - s'arrête dans une verte clairière, un ancien champ en friche. Maintenant, les Katangs n'y cultivent plus, car l'endroit est sacré. Pourtant, il n'en fut pas toujours ainsi. Il y a longtemps, deux hommes travaillaient dans ce champ. En labourant, l'un d'eux déterra une jarre pleine d'argent. Voulant garder ce trésor pour lui tout seul, il le recouvrit de sa chemise. Sur le chemin du retour au village, il prétexta avoir oublié sa chemise pour retourner seul au champ. Là, surprise: la jarre avait disparu, enfoncée dans le sol. Depuis, tous ceux qui tentèrent de récupérer ce trésor enfoui furent punis: l'un devint fou et croyait nager dans le vent; d'autres rencontrèrent des serpents ou attrapèrent de mystérieuses maladies... les Katangs sont convaincus qu'un esprit garde jalousement ce trésor et, sagement, préfèrent ne plus cultiver cet endroit. De multiples légendes nous sont contées par le chef, ce jour-là.

Après avoir encore longé de vieilles tranchées Viet Cong reconquises par la jungle, nous arrivons sur les rives de sable fin de la magnifique rivière Xe Bang Hiang, large, imposante et d’un vert profond comme la luxuriante végétation qui la borde. Nous essayons de ne pas penser aux alligators et embarquons sur une frêle pirogue, vers la fin de notre périple.

À la fin des quatre heures de retour en sawngthaew, ce n’est pas la poussière qui fait briller les yeux de Thip et nous ne pouvons nous séparer sans émotion.

Comme vous avez pu lire, ce trek chez les Katangs nous a marqués ! Quelle expérience humaine intense, quel partage…
Pour les Katangs, tous en cœur : « Tchop tchop tchop !! »

À très bientôt pour les aventures cambodgiennes,

Marianne et Chris